Je suis allée, enfin, à la Pinacothèque, quartier de La Madeleine que j’affectionne, pour « Van Gogh, Rêves de Japon » et « Hiroshige. L’art du voyage », deux expositions qui se juxtaposent. Elles ferment leurs portes le 17 mars – il était temps – et elles attirent encore beaucoup de monde, signe d’un succès indéniable et d’un amour inconditionnel du Japon. La seconde m’enthousiasme, car j’aime l’Ukiyo-e, le « Monde flottant ». Elle caractérise les conditions de vie et d’existence de la population urbaine de Edo – Tokyo d’avant 1868 -mais aussi de Kyoto et d’Osaka, qui connaissent aux 17e st 18e siècles une forte croissance démographique et un bel essor économique.
Hokusai et Hiroshige
Je me réjouis avec Hokusai « le vieillard fou de dessin » et Hiroshige « Maître dans la peinture de sites célèbres », illustres maîtres inégalés de l’estampe, à la fois rivaux et pairs. Nés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, morts à quelques années d’intervalle, Katsushika Hokusaï (1760-1849) et Ando Hiroshige (1797-1858) capturent et figent l’instant, le déclinent en de multiples vues, à différentes heures, saisons… Ils traduisent l’évanescent, esquissent ce qu’ils ont vu, ce que les gens vivent, leur travail, leurs divertissements, les cerisiers en fleurs, le Mont Fuji, la mer, les rizières, au printemps, à l’automne, l’hiver ou l’été, dans la brume, au lever du soleil, au crépuscule, sous la pluie, au clair de lune, dans le vent, dans les maisons de thé, les auberges…..
Ils ont constitué un véritable répertoire d’instants uniques et fugaces dans des lumières qui ne ressemblent pas à une autre, pour notre regard aussi changeant que nos états d’âme et nous offrent de les admirer, de s’y plonger, de les vivre avec eux. Ils nous font toucher à l’impermanence des choses..
Je ressens l’approche d’Hokusai comme plus spirituelle et celle de Hiroshige plus réaliste, dans le concret, saisissant la quotidienneté des Japonais de son époque.
Hokusai emploie aussi plus de couleurs, Ando Hiroshige nous montre un nouveau Japon lié à la communication entre l’homme et la nature.
Les estampes japonaises
Une estampe ukiyo-e –Oukiyoyé Rouikô, mot qui se décompose en quatre ou même cinq mots : Ouki = qui flotte, qui est en mouvement. Yo = monde. Yé = dessin. Roui = même espèce. Kô = recherche »(1) saisit la vie. Ce nominatif implique la nature transitoire de l’expérience humaine. Elle est une œuvre partagée entre un éditeur, un dessinateur – le seul dont le nom est connu-, un graveur et un imprimeur. D’ailleurs, la même estampe éditée par deux éditeurs présente des différences notables dans la précision de la gravure et le rendu des couleurs. A partir d’un dessin au trait à l’encre de Chine, sommairement exécuté par l’artiste qui parfois donne des indications de couleurs, le graveur va buriner autant de bois qu’il y aura de couleurs. L’imprimeur va passer chaque papier successivement sur chacun de ces bois légèrement encrés. (2).
A la Pinacothèque, les deux expositions Hiroshige et Van Gogh sont séparées, dans deux espaces. Celle d’Hiroshige est conseillée en second afin de« rendre tangibles les confrontations entre les deux artistes ».. Pourtant, je choisis sans tergiverser de commencer par « L’art du voyage» avec Hiroshige, ce que je ne regretterais pas.
Le ton donné par le commissaire de l’exposition me séduit : il prévient que ce voyage au Japon sera un temps d’introspection, de méditation.. C’est ainsi que je le vois, un voyage intérieur.
En amuse-bouche, dans la première salle, Les Vues d’Edo présentent environ 25 estampes de la Série des Lieux célèbres d’Edo,1844-1845.
Puis, Hiroshige nous fait cheminer sur deux routes mythiques, reliant Edo à Kyoto : Le Tokaido, la route du Sud longeant le littoral avec ses Cinquante-trois stations du Tōkaidō – en fait, il a peint cinquante-cinq estampes pour la série. J’ai été touchée par les paysages de pluies, de vent, de neige..
Les 55 stations de la route de Tokaido
Et plus tard, le Kisokaido, la route du Nord, de l’intérieur des terres, beaucoup plus longue et difficile, en soixante-neuf étapes soit soixante-et-onze estampes horizontales.
Carte des 69 stations de la route de Kisokaido
L’incroyable est qu’Hiroshige n’a jamais voyagé. Il s’est inspiré d’un guide Tokaido meisho zue, publié en 1797, de cartes anciennes, d’un roman burlesque Tokaido hizakurige « À la force du mollet sur le Tōkaidō » contant les aventures rocambolesques de Kita et Yaji, de Jippensha Ikku, contemporain très à la mode, du Kisoji meisho zue illustré par Nishimura Chuwa. De fait, il n’a pas quitté son zafuton !
Dans la série des Cent Vues d’Edo – en réalité 119 estampes- dans la dernière salle, il représente une ville idéalisée -qui mérite que je m’y attarde et y revienne – il teste la perspective et adopte le format vertical : Le pont Mannenbashi à Fukagawa, Numéro 56 , au premier plan accentué, une tortue pendue à vendre, marque aussi l’opposition entre le Sacré représenté par le Mont Fuji au loin et le profane avec le commerce d’une tortue, symbole de longévité. L’ensemble est moins envoutant.
Un magnifique voyage, d’une grande intensité.
Merci au Pr Matthi Forrer, commissaire de l’exposition et au musée national d’Ethnologie de Leyde qui a la chance de disposer d’un ensemble quasi complet de l’oeuvre intégrale de Hiroshige, dont notamment les deux séries du Tokaido et du Kisokaido.
Mon bonheur aurait été parfait si j’avais pu profiter de chaque oeuvre mais les admirateurs étaient nombreux.
I have a Dream.. Ouverture d’un musée rien que pour moi et quelques autres.
Sources: (1) Edmond de Goncourt :Outamaro, le peintre des maisons vertes (1891) et Hokousai (1896). (2) Pour en savoir plus: artmemo
Reproductions: affiche de la pinacothèque- Portrait of Hiroshige d’ Utagawa Kunisada – Lieux célèbres d’Edo « Porte d’entrée du sanctuaire de Sanno à Nagatababa »-« Les cerisiers en fleurs » – – Kita et Yaji, les protagonistes du livre de Jippensha Ikku-